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Entretien avec Thibault Vetter, journaliste d’investigation indépendant !

On vous avait présenté Thibault Vetter sur le blog il y a quelques mois. Le jeune homme originaire de Strasbourg et d’Avenheim, revient aujourd’hui plus en détails sur son métier de journaliste pigiste et les enquêtes d’investigation qu’il mène pour différents médias locaux et nationaux. 🕵️‍♂️ Il te parle de ce métier passion prenant, des coulisses de la rédaction d’un article et de ses différentes étapes…


Pour quels média travailles-tu et depuis combien de temps ?

En ce moment je travaille pour Rue89 Strasbourg (depuis 2 ans) (en partenariat avec Mediapart depuis peu), Reporterre, et Pokaa. (les deux derniers depuis 1 ans et demie, mais c’est plus ponctuel).

Quels genres de sujets traites-tu ?

Je suis de plus en plus spécialiste des sujets liés à l’agriculture (réalité économique et sociale, pratiques agricoles et d’élevages et leurs conséquences sur l’environnement ou les animaux, aspects politiques, liens avec l’industrie agroalimentaire, lobbying, etc…). Les sujets d’écologie politique. J’essaye de comprendre comment, en 2020, on peut encore aller vers l’industrialisation de l’agriculture, vers l’artificialisation des sols, la bétonisation. De comprendre quels sont les enjeux. Je travaille aussi sur des sujets dits sociaux : les mouvements de contestation (gilets jaunes, retraites). J’enquête beaucoup sur la question de l’hébergement d’urgence (demandeurs d’asile, camps, squats, structures, associations). Puis je fais des sujets de vulgarisation scientifique, par exemple, en ce moment, je travaille sur un article de vulgarisation en sismologie pour comprendre le phénomène des séismes induits à Reichstett par l’activité d’une entreprise de géothermie.

Qu’est-ce qu’un “pigiste” et est-ce un statut précaire ?

Ma situation est particulière, j’y reviendrai à la fin. Oui c’est précaire. Je travaille pour plusieurs médias en même temps, avec un statut particulier, celui de pigiste. Je suis rémunéré avec une fiche de paye tous les mois, dont le salaire dépend du nombre d’articles. Par exemple, si j’ai rédigé deux articles pour Rue89 Strasbourg, je reçois une fiche de paye de Rue89 Strasbourg avec un salaire de 240 euros (120 euros net par article.) Le même mois, si j’ai rédigé deux articles pour Reporterre, je reçois une fiche de paye de Reporterre, cette fois-ci avec un salaire de 340 euros (170 euros net par article). Les médias n’ont pas les mêmes tarifs. Je gagne en moyenne 600/700 euros par mois, malgré un travail très prenant, parfois de 40/45 heures par semaine. Avec la prime d’activité et les aides au logement, j’arrive cependant à vivre facilement comme je n’ai pas d’enfant à charge et que je vis en colocation. Au bout d’un moment, je serai certainement, je l’espère, salarié d’un média avec un CDD ou un CDI, et j’aurai alors une situation beaucoup moins précaire : j’aurai le même salaire qui tombera tous les mois. Selon les rédactions, les salaires dépendent. A rue89 Strasbourg les salariés gagnent environ 1500 euros.

En quoi ma situation est particulière ? Je travaille pour des médias indépendants (dont les actionnaires sont les journalistes eux même et pas des sociétés privées). Ceux-ci sont donc dans des situations plus difficiles financièrement. Certains ne fonctionnent que grâce aux abonnements et aux dons des lecteurs : Reporterre, Mediapart. D’autres aussi grâce à la pub’ : Rue89 Strasbourg. Cela impose des salaires assez bas, et des piges rétribuées modestement. C’est bien moins précaire pour d’autres médias comme Le Parisien ou Le Figaro. Moi j’ai fait le choix de ces médias indépendants, parce que je fais du journalisme pour faire de l’enquête, pour pousser les sujets très loin . J’ai l’honneur, et c’est le cas de très peu de journalistes de mon âge, de faire exclusivement du journalisme d’enquête et de terrain (reportage), à 25 ans. C’est très rare. Mon métier est extrêmement passionnant, les sujets que je traite sont à mon sens importants. Nous assumons une ligne éditorial engagée, qui correspond aux fondements de ce qu’est le journalisme : un contrepouvoir, analyste, investi pour la société, critique et acerbe quand il le faut, et qui porte la voix des opprimés, des personnes qui vivent des situations injustes. En plus, j’ai bon espoir qu’avec le temps, ma situation financière soit plus stable.

Est-ce toi qui trouves des sujets ou est-ce que la rédaction t’en imposent ?

La majorité des sujets que je traite, c’est moi qui les propose lors de conférences de rédactions. Lors de ces conférences, parfois, nous discutons tous ensemble d’un sujet (auquel je n’avais pas pensé avant) et nous nous dispatchons le travail. Donc il arrive aussi que je fasse un sujet qu’on me propose. En tant que pigiste, je suis en droit de refuser, mais ça n’est vraiment pas dans mon intérêt.

J’ai l’honneur, et c’est le cas de très peu de journalistes de mon âge, de faire exclusivement du journalisme d’enquête et de terrain, à 25 ans. C’est très rare.

Thibault Vetter
Comment se déroule une enquête journalistique, du choix du sujet à la parution de l’article ?

Au départ, l’idée vient. Cela peut-être parce qu’un lanceur d’alerte, une source, m’a parlé d’une situation et que je sens qu’il faut enquêter, écrire un article (globalement mes sujets sont restitués à l’écrit, mais cela pourrait très bien être des formats vidéo ou audio). Le sujet peut aussi venir parce que je flaire qu’il y a une enquête à mener sur telle ou telle problématique. Je l’évoque en conférence de rédaction. Avec tous les autres journalistes, nous estimons s’il est bien nécessaire d’écrire un article. Parfois ce sont des moments de grosse tension. Il faut savoir « défendre » un sujet. Les conférences de rédaction de Libération, média national avec lequel je vais aussi probablement collaborer bientôt, sont connues pour être extrêmement dures par exemple. Parfois, au contraire, tout le monde semble enthousiaste à l’idée d’une enquête. Nous définissons, à la conférence de rédac’, l’angle précis de l’enquête. Je commence l’enquête, parfois nous la menons à deux. Souvent, lors de l’enquête, il y a des découvertes, des éléments qui vont nous pousser à redéfinir l’angle. Tout au long du travail, il y a une réflexion sur la manière de présenter le sujet, la mise en valeur des éléments trouvés. Il y a tout un travail, évidemment, c’est le propre du journalisme, de découverte et d’étayement des faits (trouver des sources pertinentes, croiser ces sources, constater soi même sur le terrain, trouver des documents pertinents). Chaque ligne d’un article doit être juste. Pour nous, tout peut être sujet d’attaque du média pour diffamation. Une fois que l’enquête est finie, vient le travail d’édition. Les journalistes d’édition relisent, commentent, critiquent, demandent des précisions, corrigent et demandent une deuxième version. Parfois une troisième. Parfois il faut continuer l’enquête. Puis vient le choix du titre, et la publication. Au moment où l’enquête est publiée, il faut la porter, la défendre, savoir encaisser les critiques, qui viennent forcément quand le sujet est important et clivant. Il faut savoir répondre et prouver que tout est vrai dans l’article.

Tu as notamment écrit plusieurs articles sur le GCO, un sujet qui t’implique personnellement (tu es originaire du Kochersberg, militant), comment ne pas se laisser submerger par ces sujets délicats d’actualité ?

Évidement, ma démarche est journalistique. Chaque ligne que j’écris doit être juste, étayée. En revanche, ce que l’on dit souvent parmi les journalistes, c’est que le choix du sujet est un acte engagé. Nous choisissons, par exemple à Rue89 Strasbourg, d’évoquer des sujets relatifs à des injustices. Nous enquêtons sur les impacts négatifs des réseaux de pouvoirs. Cette attitude est tout à fait assumée, nous sommes positionnés, comme beaucoup de médias. Nous évoquons plutôt certains sujets que d’autres. Nous assumons même la volonté, parfois, d’avoir un impact. Par exemple, quand on dénonce une injustice, on assume notre rôle de combattant de cette injustice, parce que sa médiatisation participe à sa prise en charge par la société. Parfois, évidemment, les sujets nous touchent. Dans les rédactions pour lesquelles je travaille, nous combattons cette vision du journaliste « robot », froid et distant de son sujet, qui vient, demande mécaniquement des questions et traite le sujet de manière désinvestie. Nous prônons un journalisme de terrain, proche de son sujet, en immersion, passionné, mais, évidemment, analyste, objectif, attaché aux faits. Les plus grandes enquêtes journalistiques sont toujours le fait de journalistes engagés dans leur sujet, qui le connaissent bien, parfois qui viennent du milieu sur lequel ils enquêtent. Souvent, leur motivation est de dénoncer une injustice, que eux, en tant qu’humains, désirent combattre. J’estime que les enquêtes que j’ai pu faire sur le GCO, sujet que je connais très bien, sont bien plus fouillées et pertinentes que les rares articles qui sont sortis dans la presse nationale. C’est logique, les journalistes ne connaissaient pas le sujet, et sont donc restés dans la superficie. L’implication dans un sujet, c’est aussi le seul moyen d’avoir des sources pertinentes, élément absolument essentiel du travail de journaliste d’investigation. Cela dit, ce métier est effectivement parfois très prenant émotionnellement, et cela peut être difficile à vivre, vu la lourdeur de certaines problématiques abordées. Donc on se protège, on crée des carapaces. Le sujet qui m’a le plus marqué, c’est certainement le suicide d’un jeune afghan dans un camp de migrants à Strasbourg, en juin 2019. Mais aucun autre métier ne me passionnerait autant, je suis heureux de le pratiquer.

Combien de temps te prend la rédaction d’un article en moyenne ?

Cela dépend : je dirais entre 4 heures et 50 heures (pour des sujets enquête mieux rémunérés, 300 euros net pour Rue89 Strasbourg). En moyenne, sûrement 12 heures.

Traites-tu plusieurs sujets en même temps ?

Oui, en général je traite 4/5 sujets en même temps.

Quelles sont les qualités requises pour être journaliste aujourd’hui selon toi ?

Plus que jamais en cette période de flou, propice au complotisme, aux réflexions simplistes, il faut être attaché aux faits. Comprendre l’importance de la démarche journalistique, avoir l’intelligence des cas. Comprendre que le monde est infiniment complexe, et que chaque problématique mérite une thèse. Ensuite, il faut être capable de s’adapter très vitre à un planning changeant. Une source peut appeler, un événement peut survenir et on réorganise tout. On annule deux rendez-vous, on décale la publication d’un article, on en écrit un autre entre temps, etc… Et en même temps, il en va de notre santé mentale, il faut savoir dire stop à certains moments. Réussir à se dire : là, je ne travaille pas, c’est pas toujours évident. Après, c’est bateau mais il faut être curieux, savoir saisir l’importance d’un sujet, savoir mettre son nez dans plein de choses, sélectionner l’important, comprendre quel article sera pertinent, pourquoi il « fait société », pourquoi il « doit » être écrit pour que la population puisse se saisir de cette problématique. Et puis il faut un sens évident de la mise en forme. Savoir imaginer la restitution du sujet, comment le rendre captivant quelque soit le médium (écrit, vidéo, son).
Bon, il faut, comme pour beaucoup de métiers, résister à la pression ; Parfois, un sujet doit sortir vite. Là, ça peut être un gros coup de stress, la nuit blanche, ça arrive.

Un grand merci à Thibault d’avoir répondu à nos questions et de nous avoir décrit ton quotidien, qui ne ressemble pas forcément à celui d’un autre journaliste pigiste ! N’hésitez pas à lui poser des questions en commentaire sous cet article 🙂

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